On
Attend Godot
(recherches personnelles en vue d’une
mise en scène d’En attendant Godot de Samuel Beckett)
Je
vais ici vous présenter le fruit de mon travail sur En Attendant Godot
dont j’ai cherché à ébaucher la mise en scène par des travaux d’analyse et de
réflexions scénographiques. L’enfermement et la déconstruction sont des
composants primordiaux du théâtre beckettien. Cette dimension est le cadre de
nombreuses saynètes, mais il est surtout la griffe apposée sur trois grandes
pièces : Oh les beaux jours, Fin de partie et En
attendant Godot. Mais tandis que le metteur en scène ne rencontre pas de
difficulté pour représenter la dimension carcérale des deux premières, En
attendant Godot pose plus de difficultés. En effet, Winnie enterrée dans
son mamelon de terre et la famille de Hamm impotente et terrée dans un huis
clos sont de par la constitution même de leurs personnages inscrits dans
l’immobilité. Et qui dit immobilité dit stagnation, dégradation et donc
destruction. Leurs entraves physiques illustrent leur carcan spirituel
constitué de la déconstruction de leurs propres personnalités. Mais dans En
attendant Godot, la situation est complètement différente. Le lieu est
extérieur, sans limites imposées par les didascalies. De plus, ce lieu, c’est
une « Route à la campagne ».
La route est un lieu de passage, de communication entre espaces. C’est un
endroit où le monde bouge, circule, se meut sans jamais se répéter. Elle est
faite pour être parcourue, non pour s’y arrêter. Elle est faite comme une voie
que l’on ne doit pas habiter, mais suivre et abandonner. Rien dans le texte ne
rapproche ce chemin d’un lieu de désolation. Nous sommes bien loin de la prison
de Fin de Partie. D’autre part, les deux personnages centraux sont
libres de leurs mouvements, et complets somatiquement. Ils ne sont ni paralysés
comme Willie, ni amputés de leurs jambes comme Nagg et Nell. Tous deux sortent
du plateau à différents moments, bien qu’ils y reviennent toujours. Pozzo et
Lucky, eux, sont mobiles entre le plateau et un monde sur lequel ils sont une
fenêtre. Leur arrivée situe même géographiquement le lieu de la pièce : ce
sont les « terres » de Pozzo. Le lieu de jeu n’est pas inconnu, les
personnages ne sont pas perdus. Pourtant, c’est une atmosphère de souffrance,
d’emprisonnement et de déliquescence qui transpire de cette pièce, par ses
textes et ses situations. Je me pose donc la question : comment mettre en
scène En attendant Godot tout en appuyant sur cette dimension?
Sommaire
I. Analyse des personnages
A.
Le premier duo :
Vladimir et Estragon
B.
Le
second duo : Pozzo et Lucky
C.
Un
personnage ambigu : le garçon
D.
Godot,
qui est-il ?
II. Une fenêtre sur une circularité
descendante
A. L’enfermement
L’espace de jeu surchargé, encombré et
pesant. (Utilisation possible des sons, lumières et vidéo)
Les costumes-enclaves
Un jeu en « effet jokari »
B. L’ennui
dans la répétition
Décors monotones et insipides. Musique
répétitive
Costumes sobres
Un jeu de la monotonie et de la lenteur
C. La
déconstruction des personnages : une déliquescence constante de la pièce
Dégradation visible : dans le décor
(paysage torturé). (Utilisation possible des sons, lumières et vidéo)
Changement ou dégradation des costumes,
costumes étranges
Un jeu en affaiblissement, en perte de
raison
III. Des éléments donnés par Beckett
A. Scènes particulières
Le monologue de Lucky, un jeu à l’image
de la « danse du filet »
Le jeu des chapeaux, des chaussures, des
valises : des scènes comiques.
B. Polysémie
de l’arbre
Une illustration et un objet de la
destruction, de la mort.
Une symbolique de vie inhérente et originale
IV.
Derniers apports à la mise en scène
ELEMENTS
ANNEXES
I.
Alain Satgé, "Mises en
scènes", Samuel Beckett : En attendant Godot (1999)
II.
Beckett,
Lettre à Michel
Polac, janvier 1952
III.
Aquarelles
personnelles : illustration de quelques passages
IV.
Iconographie
de mises en scènes
I. Analyse des personnages
Si
les personnages d’En attendant Godot sont très complexes, c’est parce
qu’ils sont des humains complets ou qui furent complets. En effet, il est
possible de classer les personnages de la majeure partie des pièces de théâtre
dans différentes catégories, car ils présentent des traits de caractères
convenus (le barbon, l’amoureux, le monarque, le père…) Mais Vladimir,
Estragon, Pozzo, et Lucky ne peuvent aucunement se ranger dans une telle
catégorie. N’oublions pas les garçons de la fin de chacun des deux actes, qui
composent un seul personnage à eux deux. Il serait inconséquent se lancer dans
la mise en scène d’En attendant Godot sans avoir compris correctement
les personnages, car cette pièce n’est pas une intrigue piquée d’acteurs, mais
des figures cousant des répliques en un spectre d’intrigue. Beckett n’éprouvait
pas le besoin de les comprendre. Il n’en voyait pas l’intérêt, et c’est pour
cela qu’il ne les a pas connus. Mais moi, je désire les connaitre, afin de les
comprendre. Alors commençons par le duo Vladimir-Estragon.
A. Le premier duo : Vladimir et Estragon
Vladimir
est le plus âgé du duo. De lui émane une certaine sagesse, même au cœur de
l’absurdité. Il fait preuve d’autorité envers Estragon, et c’est lui qui
apporte les réponses aux questions existentielles (« Allons-nous-en. / On
ne peut pas. / Pourquoi ? / On attend Godot ».) Par ailleurs, lorsque
l’amnésie semble frapper Estragon au début de l’acte II, lui se souvient de
tous les événements de la veille. Lorsque les garçons envoyés par Godot
viennent, ils s’adressent à lui. Tous ces éléments lui donnent une allure de
guide, de soutien sans lequel Estragon ne pourrait pas tenir. Face à Pozzo, il
reste distant et circonspect, comme ne voulant pas se risquer à côtoyer un
homme pareil. Et lorsque l’idée de se pendre leur vient, c’est lui qui relève
les problèmes techniques (« Gogo léger. Branche pas casser. Gogo mort.
Didi lourd. Branche casser. Didi seul. »)
C’est également lui qui conserve les légumes, et qui les donne au fur et
à mesure. Il apparait comme une figure paternelle et protectrice, couvant
Estragon et manifestant une grande tendresse envers lui. Alors que ce dernier
lui raconte comment il a été battu, il lui dit qu’il ne l’aurait « pas
laissé battre », pas en se battant lui-même, mais en lui évitant de
« s’exposer ». Il se place en tuteur accompagnant un homme de moindre
capacités : « Non, vois-tu, Gogo, il y a des choses qui t’échappent
qui ne m’échappent pas à moi. Tu dois le sentir. » Mais il est aussi sujet
au doute, comme le peuvent l’être les hommes alors que s’effondrent toutes
leurs certitudes (notamment lorsqu’Estragon soulève le problème de la date du
rendez-vous avec Godot). C’est un personnage humain et entier, avec des traits
de caractère complémentaires et réalistes, et surtout communs à tous. C’est
cela qui le rend si dense et si profond. Estragon, à l’inverse, est la figure
même du mineur kantien. Il a absolument besoin de Vladimir : « Reste
avec moi ! » Et Vladimir en a conscience : « Quand j’y
pense… depuis le temps… je me demande ce que tu serais devenu sans moi… tu ne
serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est, pas
d’erreur. » Mais cette dépendance n’est pas à sens unique, car Vladimir
dit bien qu’ils ne peuvent plus se quitter, qu’ils ne pourraient pas survivre.
Estragon ne veut pas s’embarrasser du poids de la décision. L’attente lui pèse,
mais en aucun cas il ne voudrait partir. C’est là la condition humaine :
nous ne faisons qu’attendre la mort sans avoir le courage (ou la folie) de
sortir nous-mêmes du jeu.
B.
Le deuxième duo : Pozzo et Lucky
L’autre
duo intervient vers le milieu de chaque acte. Dans une lettre à Michel Polac,
Beckett écrit que « ça doit être pour rompre la monotonie ». Nous
nous retrouvons dans une relation maitre-valet, ou plutôt maitre-esclave, au
premier abord classique. Mais c’est tout le contraire, jamais je n’ai vu une
relation d’autorité aussi étrange. Car il n’y a là aucune rivalité (comme chez
Molière), il n’y a qu’une haine peinée. Je distingue un passé dans lequel Lucky
était encore vivant et où Pozzo
l’aimait. Mais le temps à passé, et Lucky a dégénéré, s’attirant la haine de
Pozzo. Mais ce n’est pas une haine pure, ce serait plutôt de la colère face à
la déchéance d’un ami dont le seul responsable semble être cet ami lui-même.
Touts ces insultes prennent une teinte triste. Lucky, lui, n’est pas une
coquille vide. Il aime son maitre, et pleure lorsque celui-ci parle de s’en
débarrasser. Selon Pozzo, s’il ne dépose pas ses bagages, c’est « pour
[l]’impressionner, pour [qu’il le] garde ». Nous pensons tout d’abord que
Pozzo n’est qu’un bourreau, et c’est ce que les spectateurs Vladimir et
Estragon pensent aussi (« Fumier ! »). Mais après que Pozzo leur
ait dit qu’il ne pouvait plus supporter Lucky, ils virent de bord et
houspillent le porteur : « Comment osez-vous ? C’est
honteux ! Un si bon maitre ! ». Globalement, nous finissons par
nous apercevoir que Pozzo et Lucky sont enfermés dans une relation de
souffrance inextricable. Ils sont dépendants l’un de l’autre, tout comme
Vladimir et Estragon. À l’acte II, cette dépendance se manifeste plus
clairement avec la cécité de Pozzo. Il a plus que jamais besoin de Lucky pour
se guider et le servir.
C. Un personnage ambigu : le garçon
Un
personnage qui est également intéressant est celui du garçon qui apparait à la
fin de chacun des actes. Il semble qu’il y ait deux garçons, car celui qui
vient à l’acte II dit ne pas être venu la veille. Mais comme il tient le même
discours que le premier garçon qui avait aussi dit ne pas être venu la veille,
il semble que ce soit une seule et même personne. Je souhaite donc souligner ce
point en utilisant le même acteur pour les deux apparitions du garçon. Si je
devais l’analyser plus en profondeur, je dirais que le personnage de l’enfant
est relié tout d’abord à Dieu, car c’est enfant que l’homme est le plus proche
de la pureté divine. Envoyé par Godot, il lie donc sa dimension céleste à son maitre. De plus, il dit
qu’il garde les chèvres, et que son frère garde les moutons. Ce dernier frère
est battu par Godot, mais pas lui. C’est là une référence flagrante à l’ancien
testament, avec Caïn et Abel. La question se pose donc encore une fois :
qui est Godot ?
D. Godot, qui est-il ?
Godot
est celui qu’on attend. Il contient en sa propre existence (ou inexistence) la
raison d’être des autres personnages. Cette attente est ponctuée d’espoir,
d’incompréhension, et de crainte. Godot apparait comme fondamentalement
supérieur à Vladimir et Estragon. Ils dépendent de lui. Mais, si l’on voulait
lui donner une essence définie, laquelle choisir ? La première image qui
me vient à l’esprit est celle de Dieu. Tout d’abord par le rapport à l’enfant
analysé précédemment. Mais également parce qu’il semble occuper cette place par
rapport aux deux personnages principaux qui attendent son bon vouloir, et
craignent sa punition s’ils s’en vont. D’autre part, Dieu est évoqué à
plusieurs reprises, notamment à travers la Bible, lorsque Vladimir raconte la
crucifixion de Jésus. À la fin de l’acte II, le garçon apprend à Vladimir que
Godot à une barbe. Vladimir demande : «Blonde ou… (il hésite) …ou
noire ? » comme s’il avait peur de la réponse que lui donne
pourtant le garçon : « blanche ». Alors Vladimir dit« Miséricorde »,
parole on ne peut plus religieuse (référence au Miséricordieux, au Dimanche de
Miséricorde…). Rajoutons le fait que ce qu’ils ont adressé à Godot était
« une sorte de prière » et que le point de rendez-vous est devant
l’arbre (celui de la connaissance ?). De plus, pèse la menace d’un
châtiment de sa part si les deux hommes décidaient de partir. On peut
légitimement considérer que la scène est la vie et que partir équivaut à mourir
(Vladimir et Estragon parlent souvent du suicide). Et le suicide est prohibé
par toutes les grandes religions. Il semble donc que tous deux soient condamnés
à tirer journée sur journée jusqu'à la fin, bien que l’arrivée de Godot
contienne la perspective d’un bon repas et d’une nuit au chaud. Une autre
interprétation serait possible, bien que semblable. Godot ne serait rien d’autre
que la mort, et le chemin est le cadre de la vie humaine. Vladimir et Estragon
seraient donc en train d’attendre la mort, non pour voir Dieu, mais uniquement
pour que cela cesse, leur vie. Cette vision des choses serait bien plus
tragique, je préfère donc rester sur une idée d’un Godot-Dieu. Mais bien que je
sache à présent qui est Godot, « je ne sais même pas, surtout pas, s’il
existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui
l’attendent. » Ce sont là les paroles de Samuel Beckett.
II
Une fenêtre sur une circularité descendante
A.
L’enfermement
Cette
pièce ne présente pas de réel début, ni de réelle fin. Ce n’est qu’une fenêtre
sur une histoire qui se répète et se dégrade de plus en plus. L’aspect qui
m’apparait le plus primordial est l’enfermement. Contrairement à des pièces
comme Fin de partie ou Oh les beaux jours, En attendant Godot ne
présente aucune enclave physique pour ses personnages, alors que leur
enfermement est total. Le principal symbole de cette liberté apparente est
l’espace de la pièce. En effet, Vladimir et Estragon se trouvent sur une route,
en campagne. La route est par essence un lieu de passage, d’échange. Une route
sert pour aller d’un point à un autre, c’est l’ouverture au monde la plus
complète. Mais en y demeurant, Vladimir et Estragon introduisent une dimension
illusoire se rattachant à cette notion de liberté. Bien qu’ils semblent pouvoir
partir, ils ne le peuvent pas. Pour représenter cela, il m’apparait tout
d’abord important de travailler l’espace de jeu. Un paysage surchargé et
oppressant pourrait tout à fait plonger le spectateur d’emblée dans cette
dimension carcérale. Otomar Krejca place dans la cour d’honneur du Palais des Hapes,
en 1978, une scène circulaire éclairée par une lumière crue, vide hormis un
arbre très fin et blanc. Cette mise en scène minimaliste crée une impression de
vide autour de l’espace de jeu. Dans la mise en scène de Joël Jouanneau de 1991
au Théâtre des Amandiers, l’espace de jeu est surplombé d’une ruine de ce qui semblait être un mur. Comme si une
bombe avait creusé la scène dans une façade d’immeuble, laissant des morceaux
pendre ça et là. La scène est ainsi confinée, écrasée par le haut de la cage de
scène. La mise en scène de Laurie Mac Cants l’année suivante au Bloomsburg
Theater présente elle une cage de scène complètement fermée. Les côtés cour et
jardin sont obstrués par des murs couleur sable, et le fond de scène est bardé
de nuages rougeâtres. Une scénographie de ce type isole les personnages du
reste d’un monde que l’on pourrait supposer au-delà du plateau et les confine
dans un microcosme inextricable. Il serait possible d’accentuer cette sensation
par un dispositif sonore qui appliquerait un écho aux voix des personnages,
rendant l’impression d’un enfermement dans un espace confiné
(souterrain ?). Des costumes trop petits pour les acteurs sont à prévoir. L’enfermement doit être joué pour prendre
toute sa force. Il n’est pas question de demander aux acteurs d’hurler comme au
fond d’une oubliette, une autre forme de jeu plus subtile pourra être
appliquée. Je la nommerai « jeu en jokari ». À l’instar de cette
balle qui revient toujours à son point de départ, tirée par un élastique, les acteurs
seront ancrés au plateau. Ils sortent, mais avec difficulté. Le jeu durant ces
sorties devra se faire en souffrance, avec effort. À l’inverse, les rentrées
seront très dynamique, plus que de raison. En particulier pour Pozzo et Lucky,
le jeu du Jokari peut se révéler très intéressant. L’élastique sera la corde qui
les relie, et Lucky le point d’ancrage. Lorsqu’il s’arrête, Pozzo est
irrésistiblement attiré vers lui. Tout ce jeu devrait illustrer le fait que les
personnages, bien que libres en apparence, sont limités et confinés dans le
cadre de scène.
B.
L’ennui dans la répétition
De
l’enfermement découle l’ennui, un ennui qui est combattu par tous les moyens
possibles, sans pour autant disparaitre. Une mise en scène qui voudrait appuyer
sur cet aspect pourrait user d’un décor monotone et insipide, comme celui
qu’utilisa Bernard Lévy en 2009 au théâtre de l’Athénée. Un décor de l’ennui
est idéalement vide et dénudé. Je pense que la couleur la plus probante serait
le gris, ou un blanc cassé. Il faut éviter toute analogie avec un
« paradis » blanc éclatant. La musique pourra être utilisée de
manière simple et répétitive. Les costumes se devront d’êtres sobres, un choix
déjà largement répandu avec les complets noirs et défraichis. Un jeu basé sur
l’ennui sera un véritable défi autant pour les acteurs que pour les
spectateurs. Il sera nécessaire de se baser sur la lenteur des mouvements et
sur leur sobriété. Un tel jeu est plutôt rare dans l’intégralité d’une pièce,
car difficile pour le public. Pour ma part, je n’en ai vu de tel qu’une unique
fois : dans Brume de dieu de Claude Régy, programmé cette saison au
CDN d’Orléans. Mais s’il était justifié, je ne pense pas qu’il conviendrait
pour En attendant Godot. Une telle mise en scène ne pourrait captiver
que quelques esthètes, et ne pourrait être présentée à un large public.
C.
La déconstruction des personnages : une déliquescence constante de la
pièce
Malgré
une répétition évidente entre les deux actes et au sein de ceux-ci, En
attendant Godot ne présente pas un éternel recommencement. Les personnages
ne sont pas enfermés dans une boucle sans fin, mais bien dans un mouvement
cyclique descendant. Nous en prenons conscience avec les légers écarts dans les
répétions et grâce à la déconstruction progressive de leurs personnalités. Le
changement des chaussures abandonnées d’Estragon, la cécité brusque de Pozzo,
la consommation de la dernière carotte… de nombreux éléments montre que quelque
chose se perd dans le cours du temps et ne sera plus jamais retrouvé. Avant de
déposer ses chaussures trop petites, Estragon dit : « Un autre
viendra» pour récupérer ces chaussures. Puis il en trouve une autre paire à
l’acte II en remplacement des anciennes. Qui les a déposées là ? Il est
bien une présence autour des deux personnages, plusieurs même. Ils ne vivent
pas en totale autarcie. Le temps à une prise dans En attendant Godot.
Lucky savait danser, il savait penser agréablement, mais
« maintenant il ne fait plus que ça. » Pour représenter cette
dégradation, j’envisagerais un décor torturé et désolé, un paysage
apocalyptique. Ce type de décors est fort usité par les metteurs en scène d’En
attendant Godot, comme Philippe Adrien ou encore Joël Jouanneau qui
transpose la scène dans ce qui semble être des ruines industrielles, l’arbre
remplacé par un transformateur électrique éventré. Des sons cassants et
angoissants pourraient trouver leur place dans une telle pièce. D’autre part,
les costumes peuvent être d’une grande utilité, par exemple en les changeant
entre les deux actes. Je demanderais aux acteurs de se changer avec des
costumes semblables, mais plus usés et surtout plus petits, comme si des années
s’étaient écoulées entre les deux actes. Pour ce qui concerne leur jeu, je
l’imagine en décrescendo, en affaiblissement tout le long de l’acte I et plus
souffrant encore à l’acte II.
III. Des éléments donnés par Beckett
A. Scènes particulières
Certaines
scènes d’En attendant Godot présente un intérêt particulier. Il
m’apparait nécessaire de les travailler de manière approfondie. La première
d’entre elles est le monologue de Lucky, un texte décousu qui fait de Lucky le
vestige d’une humanité perdue. Beckett donne dans les marges de nombreuses
indications sur le jeu des différents personnages, mais il m’apparait bon de
souligner certains traits. Le jeu que l’acteur doit adopter est, me
semble-t-il, à l’image de la danse du filet exécutée juste avant. Lucky
s’empêtre dans ce texte comme dans un filet. Son jeu doit exprimer la
souffrance, ses gestes sont gourds. C’est parce qu’il ne comprend plus lui-même
ses propres paroles qu’il ne peut les maitriser et qu’il est submergé. Il est
primordial de se rappeler que Lucky est une carcasse presque vide, animée
uniquement par le souvenir de ses bagages et par les ordres de son maitre.
Beckett
n’a introduit dans cette pièce que quelques rares accessoires, mais il décrit
leur utilisation de manière minutieuse. Les premiers jeux d’objet est celui d’Estragon
avec ses chaussures et celui de Vladimir avec son chapeau. Tous deux ressentent
une gêne de par le port de ces accessoires. C’est donc avec irritation qu’ils
doivent les manipuler, de manière à déclencher le rire chez les spectateurs. De
même avec le long échange de chapeaux au deuxième acte où Beckett a indiqué de nombreuses
manipulations. Cette scène devra être jouée à la manière des clowns de cirque.
Enfin, Lucky et ses valises pourra présenter un réel comique clownesque en se
débattant avec cette surcharge de bagages.
B. Polysémie de l’arbre
Beckett
ne donne quasiment aucune indication scénographique. Il précise juste « Route à la campagne, avec arbre. »
Cet arbre est le seul élément statique particulier qui apparaisse donc dans la
pièce. Dans le premier acte, il est dépourvu de feuilles, mort. « On
dirait un saule. / Où sont les feuilles ? / Il doit être mort. / Fini les
pleurs. / A moins que ce ne soit pas la saison. / Ce ne serait pas plutôt un
arbrisseau ? » Cet arbre est donc rachitique et nu. C’est tout du
moins comme cela qu’il est majoritairement représenté. Une exception notable
néanmoins : Joël Jouanneau qui le remplace par un transformateur
électrique défoncé. Il est donc indubitablement symbole de mort. Et pourtant…
Pourtant,
il porte des feuilles au deuxième acte. De ce fait, il retrouve sa symbolique
classique et inhérente : celle de la vie et de la fertilité. C’est une
régénération qui donne l’idée qu’une vie post-mortem et toujours possible, et
qui attenu l’impression mortifère qui s’abat peu à peu sur la scène. Cet arbre
est de ce fait ambigu, car il est image de mort autant que de vie.
IV.
Derniers apports à la mise en scène
J’ai
déjà développé un certain nombre d’aspects de ma mise en scène, plus
particulièrement sur le jeu des acteurs. Pour ce qui est de leurs costumes, je
synthétise tous mes résultats et décide ceci. Les costumes traditionnels de
Vladimir et d’Estragon sont les deux costumes mités et les sempiternels
chapeaux melon. Pour Pozzo, il est d’usage de le vêtir comme un lord des
campagnes, et Lucky est, peu importe sa tenue, un valet avec la corde au cou.
Selon Alain Stagé, les costumes doivent mettre en évidence la permutation et la
circularité de la pièce. Dans Mises en scènes il se penche sur les
différents choix pris par divers metteurs en scène à propos des costumes des
personnages d’En attendant Godot. Pour ma part, je pense qu’il est important
que ces costumes révèlent l’enclavement des personnages dans le lieu et dans
leur condition « d’attendant ». C’est pourquoi je désirerai les vêtir
d’une manière peut-être peu originale mais explicite. Vladimir et Estragon
seraient en habits rapiécés et trop courts. Peut-être des vieux costumes, mais
dépareillés ou très passés. Je voudrais que l’on retrouve chez eux la
« dignité du clochard » qui les pousse à mimer l’aisance par des
habits qui se veulent très distingués. Le chapeau melon est d’ailleurs un pilier
de cette apparence. Pour moi, ce serait une manière de représenter toute leur
condition : démunis, misérables, mais également orgueilleux et voulant
sans cesse jouer un rôle. C’est également ce costume qui devra représenter leur
enfermement dans ce rôle qu’ils ne peuvent quitter, bien qu’ils essaient (le
mime de Pozzo et Lucky à l’acte II). Un accessoire me tient à cœur : ils
porteront chacun une grosse montre-poignet, sale, abimée, mais imposante et
paraissant lourde à porter. C’est là l’incarnation de leur attente. Seule
différence notoire entre eux : Estragon portera un nœud papillon et
Vladimir une cravate, de manière à souligner la différence de maturité entre
eux. Vladimir est le plus raisonnable et le plus âgé : il met la cravate.
Estragon est plus enfantin, plus dans la naïveté : ce sera le nœud paillon
qui apporte une touche de douceur. Pour Pozzo, j’hésite entre un traditionnel
habit de gentlemen farmer, ou alors un costume mondain avec une jaquette en
queue de pie et un chapeau melon déformé pour paraitre un haut de forme. Il
faut que le tout soit ridicule. Pozzo n’est pas au-dessus de Vladimir et d’Estragon
par son rang, mais uniquement par son égo qui est bien plus sur-démesuré.
Vladimir et Estragon ne se prennent que pour des hommes, Pozzo se prend pour un
seigneur. Lucky, je le veux vêtu d’une loque indéfinissable,
« inhumaine ». Lucky n’est plus humain, il ne se considère plus comme
tel. Il a perdu ce qu’il avait, selon Pozzo. Seul son chapeau posé sur sa tête
lui donne l’humanité qu’est l’acte de penser. Tous les chapeaux seront
semblables, c’est le lien entre les personnages, somme toute, tous dans la même
situation. Quand au décor, j’ai réalisé une aquarelle pour le représenter (voir
annexe 4a) et 4b) ). Cet endroit c’est la « Merdecluse » ainsi que le
dit Estragon. C’est-à-dire au milieu de nulle part, là d’où on ne peut partir
car tout se ressemble.
Conclusion
Je n’ai rien à ajouter, et en même temps, il me
reste beaucoup à dire. En attendant Godot est si vaste, si dense et si
riche qu’il me faudrait plus de quinze pages pour l’analyser de manière
complète. Néanmoins, cette première approche m’a permis de me familiariser
encore plus avec l’une de mes pièces préférées. Ce projet ne restera pas, je pense,
sur le papier. Voila déjà quelques temps que moi et mon metteur en scène Éric
Belloir désirions monter cette pièce. Avec ce dossier, j’ai pu faire avancer ce
projet, et nous pourrons partir sur une base plus solide que ce que nous avions
jusqu’alors. Ce travail a éveillé en moi l’envie de faire plus, et je pense que
je serai de nouveau amené à travailler sur cette pièce. Je me souviens d’avoir
entendu un suivit radiophonique des premières représentations d’En attendant
Godot. Le présentateur rapportait les paroles d’un jeune homme que l’on
avait interrogé sur le sens de la pièce à la sortie, et qui avait répondu
« c’est là toute la condition humaine. » Je pense que c’est la parole
la plus juste que l’on puisse avoir. En effet, Vladimir et Estragon, Pozzo et
Lucky, et même le garçon et Godot, tout cela n’est finalement que la projection
de la condition humaine. Je me demande si, en comprenant mieux cette pièce,
nous pourrions pas mieux comprendre notre existence et son but. Mais n’oublions
pas, même si je n’ai pas usé de ce mot durant tout mon travail, que cette pièce
vient du théâtre de l’absurde. À nous de choisir le crédit que nous lui
apportons. Pour ma part, je pense que le terme d’ « absurde »
est utilisé pour désigner ce que l’on ne comprend pas. Alors plutôt que de me
protéger derrière un dénigrement de la profondeur d’un tel théâtre, je vais
chercher à le comprendre afin de m’apercevoir qu’il n’a rien d’absurde, mais
est au plus proche de la vérité.
Annexes
Annexe
I : Alain Satgé, "Mises en
scènes", Samuel Beckett : En attendant Godot (1999)
Beckett ne donne aucune autre indication que celle des chapeaux
melon.
D'où peut-être l'idée du "non-costume", qui revient plusieurs
fois : Blin(1) suggère un moment que les acteurs portent leurs propres costumes
; Krejca(1) leur demande... de les fabriquer eux-mêmes.
Ce "vide" dans les
didascalies laisse au metteur en scène une marge de liberté qui a été
finalement peu exploitée. On trouve peu de diversité dans le traitement des
costumes : une image commune s'est vite imposée, et reproduite (silhouettes
noires, et presque abstraites, costumes bourgeois défraîchis,
"uniformes" de clochard).
Le choix des costumes
implique pourtant des enjeux essentiels, à commencer par la détermination de
l'époque. Autant ou plus que le décor, les costumes situent la pièce dans le
temps - ou hors du temps. Rares sont les metteurs en scène qui aient rompu avec
l'image des "vagabonds intemporels", et opté pour l'historicisation
(Jouanneau(1)).
Les costumes déterminent
aussi le système des relations entre les personnages ; ils permettent de les
individualiser ou de les indifférencier, de les hiérarchiser ou de les mettre à
égalité. Ici encore, on constate une tendance à l'uniformisation. A la
création, Blin joue sur une forte opposition entre Pozzo(2) et les autres : le
gentleman farmer porte une cravate, une culotte de cheval et des bottes. Lucky,
avec sa vieille livrée rouge (qui contraste avec son maillot de corps rayé et
ses pantalons trop courts), est nettement caractérisé comme domestique. Au fur
et à mesure des reprises, Blin gomme ces différences : en 1978, Pozzo et Lucky
sont habillés comme Vladimir et Estragon, donc "clochardisés" à leur
tour.
Dans la mise en scène de
Beckett à Berlin, le traitement des costumes manifeste la volonté de mettre en
valeur symétries et inversions : à l'acte I, Vladimir porte un veston noir et
un pantalon rayé, Estragon un veston rayé et un pantalon noir ; c'est l'inverse
à l'acte II. De même, Pozzo porte un pantalon à carreaux : on retrouve des
carreaux sur la veste de Lucky... Krejca reprend et varie l'idée, en donnant
l'impression que les personnages auraient échangé leurs costumes (pantalon trop
large et veste trop étroite pour Estragon, l'inverse pour Vladimir). Au-delà du
jeu "formel", le procédé met en lumière un thème essentiel de la
pièce, celui de la permutation et de la circularité.
Annexe
II : Samuel Beckett, Lettre à Michel Polac,
janvier 1952
Vous me demandez mes idées sur « En attendant Godot
», dont vous me faites l’honneur de donner des extraits au Club d’essai, et en
même temps mes idées sur le théâtre.
Je n’ai pas d’idées sur le
théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible.
Ce qui l’est sans doute
moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite,
l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus.
C’est malheureusement mon
cas.
Il n’est pas donné à tous de
pouvoir passer du monde qui s’ouvre sous la page à celui des profits et pertes,
et retour, imperturbable, comme entre le turbin et le Café du Commerce.
Je ne sais pas plus sur cette
pièce que celui qui arrive à la lire avec attention.
Je ne sais pas dans quel
esprit je l’ai écrite.
Je ne sais pas plus sur les
personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur
aspect j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par
exemple.
Je ne sais pas qui est Godot.
Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y
croient ou non, les deux qui l’attendent.
Les deux autres qui passent
vers la fin de chacun des deux actes, ça doit être pour rompre la monotonie.
Tout ce que j’ai pu savoir,
je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je
dirai même que je me serais contenté de moins.
Quant à vouloir trouver à
tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec
le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce
doit être possible.
Je n’y suis plus et je n’y
serai plus jamais. Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky, leur temps et leur espace,
je n’ai pu les connaître un peu que très loin du besoin de comprendre. Ils vous
doivent des comptes peut-être. Qu’ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi
nous sommes quittes.
Annexe
III : aquarelles
Annexe IV : Iconographie de mises en scène
Je publierai plus tard ces aquarelles et photographies car je me trouve confronté à un problème de publication et de prise en charge des formats. Merci de votre patience
C'est génial...
RépondreSupprimerMerci.
RépondreSupprimerCe fut dur, mais exaltant